Travailleurs accidentés : une douloureuse perception de soi

En plus de supporter leurs douleurs physiques, les travailleurs accidentés doivent souvent modifier leur perception d’eux‑mêmes. Selon Sharon-Dale Stone, professeure agrégée en sociologie à Lakehead University et chercheuse principale pour une étude sur les travailleurs accidentés, il est honteux d’être un travailleur accidenté dans notre société.

Son article, intitulé Workers Without Work: Injured Workers and Well-Being, se penche sur la façon dont le bien-être des travailleurs accidentés est touché par le fait qu’ils ne peuvent travailler. Mme Stone et son équipe de chercheurs ont animé 12 groupes de discussion dans l’ouest de l’Ontario pour obtenir de première main des commentaires auprès de travailleurs accidentés relativement aux répercussions que leurs blessures ont eues sur leur vie.

« Pour moi, personnellement, ce fut gratifiant de pouvoir être capable de documenter ces histoires puisque je savais depuis longtemps que les travailleurs accidentés vivaient des situations horribles », a déclaré Mme Stone, lors d’une entrevue téléphonique. « Et en documentant ces histoires et en les publiant, je serais en mesure de provoquer un faible degré de changement. »

Les travailleurs accidentés suscitent souvent de la méfiance – comme si la seule chose qu’ils souhaitent, c’est de rester à la maison et de recevoir leur salaire. Cependant, l’étude de Mme Stone révèle que la plupart des travailleurs veulent réellement retourner au travail; leurs blessures ont un effet dévastateur et pénible sur leur vie.

« Ne pas pouvoir reprendre mon travail d’infirmière a été la chose la plus difficile que j’ai vécue », a mentionné une des participantes à l’étude de Mme Stone. « C’est ce que j’aimais faire. J’aimais vraiment ça, et j’étudiais pour devenir infirmière autorisée. Je travaillais, j’allais à l’école et aux rencontres syndicales, même le vendredi soir et le samedi. »

« Nous vivons dans une société qui nous encourage tous à être méfiants des autres », a expliqué Mme Stone. « Nous vivons également dans une société qui privilégie le visible, ce qui signifie que si tu as n’importe quelle blessure ou incapacité invisible, on te soupçonne automatiquement d’essayer de t’en tirer avec quelque chose. »

« C’est un grand problème puisque la plupart des incapacités ne sont pas visibles. »

En plus de devoir composer avec leur nouvelle réalité, les travailleurs accidentés doivent également composer avec les membres de leur famille et leurs collègues qui ne sont pas si compréhensifs face à leur situation.

« Le plus dur, c’est quand un de tes collègues de travail te dit “ j’aimerais ça être à ta place ”, ou des choses du même genre », a expliqué un homme qui travaillait comme tuyauteur.

Un autre participant à l’étude de Mme Stone, un conducteur de bouteur, a parlé du manque de compréhension de sa famille.

« Dans famille, je pense avoir été complètement rejeté parce que je ne travaillais pas, a déclaré cet homme. Mon père a des valeurs très traditionnelles, du genre qu’il ne faut jamais s’absenter du travail. Il faut travailler, et travailler encore, même s’il pleut, même si on a mal, il faut travailler. »

Certains travailleurs accidentés ont déclaré se sentir abandonnés par des collègues qui étaient proches d’eux.

« Encore maintenant, presque tous les hommes avec qui j’ai travaillé pendant toutes ces années, je ne leur parle plus, a déclaré un travailleur de la construction. Avant mon accident, on pouvait passer des soirées entières dans un bar ou passer la fin de semaine ensemble. Dès que je me suis blessé, on m’a tout de suite rejeté, exclus. Bye! »

Et pour couronner le tout, les travailleurs accidentés doivent également vivre un processus difficile : demande d’indemnités, formation de recyclage ou tâches modifiées. Un des participants à l’étude de Mme Stone, un opérateur d’équipement blessé au dos, aux épaules et au cou, raconte que, pour son employeur, lui donner des tâches modifiées consistait à lui faire transporter du ciment dans une brouette.

Lesley Sanderson, agente des relations de travail au sein du Syndicat des employées et employés nationaux, mentionne que cela se produit souvent parce que la preuve médicale est déficiente – en fait, selon elle, c’est souvent le plus gros obstacle à surmonter pour obtenir des mesures d’adaptation adéquates.

« Les employeurs, les employés et les syndicats doivent s’appuyer sur les avis d’un expert médical, a expliqué Mme Sanderson. Si votre médecin ne connait pas bien le processus en ce qui a trait aux recommandations au niveau médical et des mesures d’adaptation, le processus devient complexe pour tous ceux qui se basent sur ces informations. »

Cependant, selon Mme Sanderson, une difficulté courante, c’est de s’assurer que les médecins fournissent les bons renseignements. Elle a dit que les employeurs devraient envoyer des lettres claires, qui demandent des renseignements adéquats, avec la description de tâches de l’employé.

« Quand avez-vous rencontré cette personne? Quel est le pronostic relativement à son retour? Quelles seront les restrictions et les limites imposées à cette personne à son retour au travail? Quelles sont les mesures d’adaptation recommandées? Beaucoup de médecins ne savent pas ce qu’ils doivent faire, et bien souvent les employeurs n’envoient pas la description de travail avec la lettre. Les médecins en ont vraiment besoin afin de bien comprendre la situation du travailleur. »

Cependant, même si les employés réussissent à obtenir des tâches modifiées, ils s’exposent tout de même au manque de compréhension de leurs collègues. Dans l’étude de Mme Stone, une commis au service à la clientèle a fait part de son expérience :

« Avec mes collègues, c’est spécial, a déclaré cette femme. Ils me regardent de haut parce que je n’arrive pas à faire certaines choses. Et ils ne se gênent pas pour en parler. “ Est-ce qu’il faut vraiment qu’on fasse tout ici? ” Je n’apprécie pas qu’on me le rappelle constamment, en plus. Une blessure, ce n’est pas simplement… il y a beaucoup d’autres problèmes qui s’y rattachent et qu’il faut gérer. Alors, on n’a pas… on n’a pas vraiment besoin de ça. On n’a pas besoin de commentaires déplaisants de collègues qui ne comprennent pas. »

Mme Sanderson encourage souvent des membres qui ont des problèmes importants de santé à être franc avec leur employeur.

« Il y a bien sûr des risques associés à cette ouverture, a-t-elle signalé. Mais, quand on le fait, ça semble à renforcer la confiance. Les gens peuvent comprendre plus facilement. »

« En parler à vos collègues peut se retourner contre vous – vous n’êtes pas obligé d’en parler. Cependant, si vous essayez de faire comprendre votre situation à l’autre personne, cela peut aider. »

Mme Sanderson croit que la question des mesures d’adaptation est vraiment d’actualité, compte tenu du vieillissement de la population.

« Personnellement, je crois qu’on ne devrait jamais avoir à négocier les mesures d’adaptation », conclut Mme Sanderson. Ce devrait être un processus auquel tout le monde participe pour permettre au travailleur de revenir au travail aussitôt que sa santé lui permet. »

Quant à la Professeure Stone, elle aimerait voir les syndicats éduquer leurs membres régulièrement sur le sujet des travailleurs accidentés – d’aller au-delà de la formation sur la prévention des accidents afin de se pencher sur la manière de traiter les travailleurs accidentés.

« Ils devraient sensibiliser tout le monde au fait que ce n’ait pas la faute du travailleur qu’il a été blessé. Ils ont besoin de l’appui de leurs collègues. Ils ont besoin de l’appui de leur syndicat. Ils ont besoin de l’appui de la gestion. »