
En grandissant en Afrique du Sud, pendant l’apartheid, je ne me rendais pas compte que j’étais victime de discrimination. En tant que personne racisée, je croyais ce qu’on m’enseignait à l’école et ce que la société me disait : les colons européens avaient amené la civilisation en Afrique du Sud en 1652. En fait, c’était la première phrase de mon cahier d’histoire. J’ai accepté que j’appartenais à une race inférieure, que je méritais d’être séparé des Blancs, et que je n’avais pas la capacité intellectuelle pour étudier dans les établissements réservés aux « Blancs seulement ». Je ne me suis jamais demandé pourquoi je ne pouvais pas aspirer aux emplois réservés aux Blancs de l’Afrique du Sud. C’était ma réalité, et elle me semblait normale, jusqu’à ce que mon monde soit chamboulé par de simples vacances.
Lorsque j’avais 12 ans, mon père nous a amenés en vacances au Canada. C’était ma première expérience à l’extérieur de l’Afrique du Sud et la première fois que j’allais dans un pays où il n’y avait pas d’apartheid. J’avais hâte de voir la neige, de manger des pizzas et des hamburgers, de faire des choses que je ne voyais que dans les films, mais ce qui m’a le plus fasciné, c’était la gentillesse des gens. Pour la première fois, un Blanc m’avait souri et salué. J’ai eu tellement peur que je ne savais pas comment réagir. J’ai eu ma première véritable conversation avec un adolescent blanc et je me suis rapidement rendu compte que je n’étais pas inférieur. Pour la première fois de ma vie, j’ai ressenti ce qu’était être traité comme un être humain normal.
Lorsque je suis retourné en Afrique du Sud, j’étais changé. Je voyais et ressentais maintenant plus que jamais le poids de la discrimination. En colère et blessé, j’ai commencé à reconnaître chaque petite injustice que je subissais et à la remettre en question. Je me suis demandé pourquoi je n’avais pas le droit de manger dans certains restaurants, pourquoi les meilleures plages étaient réservées aux Blancs et pourquoi je devais marcher des kilomètres pour me rendre à une ligne de transport en commun pour « non-Blancs » qui ne pouvait pas entrer dans le centre‑ville, où les autobus réservés aux « Blancs seulement » étaient autorisés à entrer.
En grandissant, j’ai commencé à m’interroger sur les injustices plus larges de l’apartheid. Pourquoi les non‑Blancs étaient‑ils limités à certains emplois? Pourquoi n’avais‑je pas le droit de me présenter à des élections et de voter? Pourquoi devrais-je être emprisonné simplement pour avoir posé ces questions? Ma brève exposition à la vie au Canada avait rendu la vie en Afrique du Sud beaucoup plus difficile. Mais elle avait aussi fait naître en moi une passion pour les droits de la personne. Je savais que si je voulais défendre la justice sans la menace constante de l’emprisonnement, je devais retourner au Canada.
Lorsque j’ai fini par revenir au Canada, j’ai ressenti un sentiment de liberté difficile à décrire. Mon esprit était libéré des chaînes de l’apartheid. Je pouvais maintenant m’exprimer ouvertement et sans peur au sujet des atrocités de l’apartheid. Au début, raconter mes expériences m’a donné un sentiment de libération, mais au fil du temps, cela a laissé place à de la frustration. On m’a invité à parler dans des écoles secondaires, des universités et même des soupers de corps professoral. Les gens écoutaient, mais ils ne voulaient pas agir. J’avais l’impression que ma douleur était devenue comme un divertissement pour eux, et cela m’a profondément blessé. À cause de cette blessure, je suis devenu plus conflictuel et me suis rapidement retrouvé à participer à des débats enflammés avec des personnes qui minimisaient l’apartheid, le comparant à d’autres atrocités mondiales. Ce conflit s’est étendu jusqu’aux membres de ma famille et à mes amis, qui m’ont encouragé à aller chercher de l’aide.
Le counseling a été une révélation. Après avoir raconté les traumatismes que j’avais subis, j’ai reçu un diagnostic de trouble du stress post‑traumatique. C’est à ce moment-là que j’ai vraiment compris le sens de la phrase « Les gens blessés blessent les gens ». À cause de ma douleur non guérie, j’avais tendance à m’emporter contre les personnes qui se souciaient de moi. Je savais que je devais trouver un moyen de canaliser ma douleur pour en faire quelque chose de constructif, qui m’aiderait à cesser de blesser les autres… et moi‑même.
C’est alors que j’ai trouvé la guérison par le truchement du service aux autres. J’ai commencé à faire du bénévolat, en aidant les réfugiés au Canada à s’adapter à leur nouvelle vie. Je leur donnais des conseils en leur racontant mes expériences et la façon dont j’avais surmonté mon traumatisme. De plus, j’ai joué un rôle plus actif de défense des droits, agissant comme agent national aux droits de la personne pour les membres racisés du Syndicat des employées et employés nationaux. En aidant les autres à surmonter le traumatisme de la discrimination, j’ai trouvé la force de guérir mes propres blessures.
Aujourd’hui, je continue de me battre pour la justice, non pas par colère, mais par amour et par engagement profond à l’égard des droits de la personne. J’ai appris qu’il est possible de rompre le cycle de la douleur, non pas en le supprimant, mais en le transformant en action, en empathie et en prise de pouvoir. « Les gens blessés blessent les gens » est une vérité, mais son remède l’est tout autant : « Les gens guéris aident les gens à guérir ».
Sam Padayachee
Sam Padayachee est un ancien membre du SEN, maintenant retraité. Ses contributions au portefeuille des droits de la personne du SEN se poursuivent dans ses écrits.